II

 

La baie au Renard

 

La baie au Renard est une vaste échancrure ouverte, comme nous l’avons dit, à l’embouchure de la rivière de ce nom, sur la côte septentrionale de l’île d’Anticosti.

Elle a un mille de profondeur sur une largeur égale.

Au sommet des rochers qui l’entourent, on voit, encore aujourd’hui, les ruines d’un grand nombre d’habitations, enfouies sous l’herbe et les pariétaires ; silencieuses et mélancoliques, ces ruines furent, au commencement du siècle, un foyer de vie, d’activité.

Alors, elles présentaient un village industrieux avec ses maisonnettes, ses édifices publics, sa place ceinte de beaux peupliers, son port, ses chantiers de construction, ses greniers d’abondance.

Des traces de culture disent aussi que le labour y était un honneur, et tout rappelle la présence d’une population vigilante autant que policée.

Vers le milieu du mois de septembre 1811 cette population paraissait fort affairée.

Réunis dans le chantier de marine, hommes, femmes et enfants travaillaient aux réparations d’une frégate de guerre, fortement avariée. Le marteau, la hache résonnaient bruyamment ; le goudron bouillait dans des chaudières énormes et saturait l’atmosphère de senteurs pénétrantes. Ceux-ci traînaient des pièces de bois ; ceux-là chauffaient des ais au feu pour en faire des courbes ; les uns préparaient des étoupes, les autres, montés sur des échafauds, calfeutraient les joints du navire : tous étaient occupés.

Mais nul chant, nulle exclamation joyeuse pour égayer leur tâche.

Une tristesse recueillie se peignait sur les visages. Plusieurs femmes portaient des vêtements de deuil.

Ces gens, c’étaient les Requins de l’Atlantique. Ils radoubaient leur principal vaisseau, qui avait été considérablement endommagé dans sa lutte avec la flottille royale.

L’autre, le Caïman, n’avait point souffert. Il était embossé, à dix-huit milles de là, dans la baie du Naufrage.

Le rivage était jonché de canons démontés, de mâts, vergues, espars, voiles, instruments de charpentier, cordier, forgeron, calfat.

Dépouilles de leurs sombres uniformes, les matelots avaient plutôt l’air de bons ouvriers, d’honnêtes pères de famille, que de pirates qui semaient la désolation partout où ils passaient. Leurs femmes étaient décemment vêtues. En général, elles paraissaient respectables. Quelques-unes avaient une beauté remarquable ; mais la plupart avaient aussi les traits altérés par une empreinte de douleur profonde.

Le dernier combat leur avait coûté leur père, leur mari, leurs enfants, ou leurs alliés.

– Ah ! oui que ça été chaud ! disait le maître d’équipage transformé en scieur de long, et perché sur une longue poutre, dont il faisait du tavillon, aidé par un matelot.

– Chaud ! répliqua l’autre, chaud que nous avons failli y laisser notre peau !

– Trente-cinq hommes tués, soixante blessés ! Jamais nous n’avons été si maltraités.

– Mais trois contre un, la belle malice !

– Ça n’empêche que sans le Caïman !...

– Le Caïman ! ne m’en parlez pas, maître ! Il arrive toujours quand c’est fini, pour récolter les profits, lui !

– Tu crois ?

– Si je crois ? À l’affaire des Sept-Isles, ç’a été la même chose. Vous vous souvenez ? Ils étaient trois bricks sur nous, avec deux chaloupes canonnières.

– C’est juste, Leroy.

– Eh bien, votre Caïman nous a laissé mitrailler. Et il est venu lorsqu’il n’y avait plus un coup de canon à lâcher. Je n’aime pas ces manières-là, moi !

– Si le capitaine le veut ainsi ! dit le maître d’équipage.

– Oh ! si le capitaine le veut ainsi, je tire la balançoire.

– À propos, il l’a échappé !

– Notre commandant ?

– On dit que sans le Balafré...

– Oui ; j’étais là !

– Ah ! tu y étais, Leroy ?

– Comme j’ai l’honneur de vous le dire, maître.

– Conte-moi donc ça.

– Voilà la chose : Nous nous étions jetés un tas sur le vaisseau de ce chien d’amiral anglais, sauf votre respect, maître, et, ma foi, nous tapions, tapions, comme des beaux diables. Mais, plus il en tombait de ces English ; et plus il en sortait des écoutilles. C’était comme une fourmilière.

– Ils étaient au moins trois cents, à bord de l’Invincible ?

– L’Invincible ! Hein, que c’est bête d’appeler comme ça un sabot qui se laisse prendre en deux heures !

– Continue, Leroy, continue.

– Vous pensez donc qu’ils n’étaient que trois cents ?

– Mais, tout au plus.

– Eh bien, moi qui vous parle, j’en ai vu, sans vous démentir, maître, des cents et des mille.

– Tu divagues, mon vieux. Nous ne sommes plus au sujet.

– Soyez tranquille, maître ; je me remets à l’œuvre.

– Alors, ne donne plus, comme ça, d’embardées à droite et à gauche.

– Non, maître, mais dites-moi où j’en étais, car c’est vous qui m’avez poussé hors de mon sillage.

– Tu disais que tu avais vu le capitaine !

– Ah ! oui, que je l’ai vu. Il a dit à Samson : Fais tousser le Requin. Et quand le Requin a eu toussé, qu’on aurait dit qu’il avait la coqueluche, le capitaine a sauté sur votre... comment est-ce donc que vous l’appelez, maître ?

– L’Invincible.

– Il a donc sauté sur votre Invincible. Mais, en tombant, il a rencontré l’épée d’un freluquet d’enseigne...

– Si j’avais été là ! maugréa le maître d’équipage.

– Si vous aviez été là, maître, vous auriez fait comme les camarades.

– Ta ! ta ! ta !

– Il n’y a pas de ta, ta, ta, qui tienne ! Le mirliflor en était peut-être à son coup d’essai. Il avait son épée en l’air. Le capitaine s’y est accroché en dégringolant du Requin.

– Mais il fallait le prendre, l’embrocher, et le faire manger à son amiral...

– D’abord, sauf votre respect, maître, ça n’était pas possible. J’avais, moi, Hippolyte Leroy, fait passer le goût du pain au milord.

– Ah ! c’est toi qui lui as servi son bouillon de onze heures ?

– Sauf votre respect, maître.

– Eh bien, le polisson qui a blessé notre commandant, je l’aurais écorché vif, pour fabriquer un tambour avec sa peau.

– C’est une idée ! Vous en avez des idées, vous !

– N’est-ce pas ?

– Que oui, que vous en avez !

– Celle-là n’est pas tout à fait de moi, dit modestement le maître d’équipage. Dans les vieux pays[13], ils ont déjà fait un tambour avec un cuir d’homme, je ne me rappelle plus où. Ça ne fait rien ; poursuis.

– Où voulez-vous que je me retrouve ? Ma corde est tout emmêlée.

– Tu en étais à la blessure.

– C’est ça ; je m’en souviens. Dès que je distingue la chose, je fais voile sur le particulier. Le Balafré le serrait déjà dans ses grappins.

– Ah ! ah !

– Oui ; mais il ne lui a pas fait plus de mal qu’il n’y en a sur ma main. Seulement, le petit saignait comme un bœuf...

– Puisque Samson ne lui a pas fait de mal ?

– C’est tout de même, il saignait, sans vous démentir.

– Il l’a jeté à l’eau !

– Non, maître, non, dit Leroy en baissant la voix. Ils l’ont pris à deux ou trois, et l’ont transbordé sur le Requin, en même temps que notre capitaine...

– Tu ne dis pas cela...

– Que je me meure, si ce n’est pas vrai, sauf votre respect !

– Mais on avait donné ordre de tout tuer, le capitaine lui-même ; et sur ces deux damnés vaisseaux, nous n’avons pas laissé un chat vivant... le troisième a brûlé !

– Et qu’il flambait joliment ! Quel feu de la Saint-Jean, maître !

– Ah ! oui, c’était crânement beau ! Mais ton enseigne...

– Impossible de vous en dire davantage, maître ! la cale est vide.

– Tu t’es trompé, tu t’es trompé, mon brave. Qui est-ce qui aurait osé épargner un gaillard qui s’était attaqué...

– Chut, maître !

– Qu’est-ce qu’il y a donc, mon brave ?

– Le capitaine, répondit Leroy, en désignant du regard deux personnages qui s’avançaient sur le rivage.

L’un, masqué, toujours vêtu de noir, était le comte Arthur Lancelot ; l’autre, le major Guérin.

Lancelot s’appuyait au bras du major.

– Alors, disait-il d’un ton ému, vous répondez de sa vie, mon cher docteur ?

– Comme de la mienne, commandant : mortem medicalis ars vincit.

– La nuit a donc été meilleure ?

– Non pas ; mais certains pronostics...

– Enfin, il est sauvé ?

– Sauvé, commandant.

– Ah ! si vous me le rendez, ma dette envers vous sera doublée, mon cher docteur.

– Du tout, commandant ; je n’entends pas de cette oreille-là. Point de reconnaissance. Les obligés sont plus incommodes que les désobligés. C’est un principe pour moi.

Lancelot lui serra la main.

– Mais, dit-il, le délire n’a pas disparu ?

– Ah ! pour cela, non. Cette diablesse de chute que lui a fait faire Samson a déterminé une lésion qui me donne un mal horrible. Heureusement qu’elle est à la tête ; car les blessures de cette partie sont presque toujours guérissables... quand elles ne déterminent pas la mort dans les vingt-quatre heures, ajouta-t-il en souriant.

– Il ne me reconnaîtrait pas ? interrogea le comte.

– Ne le craignez point, commandant, ne le craignez point, noli timere.

– Eh bien, j’irai le voir ce matin, et ce soir je partirai.

– Partir ! une imprudence, je vous le répète.

– Mais il le faut, mon pauvre ami. Il faut absolument que je retourne à Halifax !

Le major Vif-Argent branla la tête.

– C’est, dit-il, la plus grande imprudence que vous puissiez commettre. À peine êtes-vous rétabli. Votre blessure n’est pas encore cicatrisée. Hier, vous aviez la fièvre. Ce matin, vous avez peine à vous soutenir, et vous voulez prendre la mer dans un pareil état. Commandant, il y aurait de quoi tuer...

– Un homme ! ajouta vivement le comte.

Ils échangèrent un coup d’œil et partirent d’un éclat de rire.

Lancelot reprit un moment après.

– Je confie mon cher malade à votre amitié encore plus qu’à votre art, docteur. Mon absence durera un mois ou six semaines...

– C’est donc décidé ?

– Décidé.

– Alors faites votre testament, testamentnm tuum conscribe.

– Mon testament, dit Arthur, en riant, c’est que vous quittiez mon cher protégé le moins possible ; que vous l’amusiez – et vous êtes amusant quand vous voulez, cher docteur – mais veillez à ce qu’il ne s’échappe pas, n’ait de rapport avec personne autre que vous, et surtout que cette femme...

– Madame Stevenson, aujourd’hui la veuve Stevenson ?

– Qu’il ne la voie pas !

– À la distance où elle est !

– N’importe. Cette femme est capable de tout, s’écria aigrement Lancelot.

– Mais sur l’autre bord de l’île !

– N’importe, vous dis-je ! répliqua le capitaine avec impatience.

– Savez-vous, commandant, dit le major Vif-Argent, que je regrette la gentille enfant, formosam puellam...

– Docteur, écoutez-moi bien et laissez cette fille. Que la femme de l’amiral soit toujours gardée à vue et qu’elle ne puisse rencontrer l’enseigne !

– Je vous en donne ma parole, commandant. Mais vous devriez différer votre départ de quelques jours.

– Impossible. Lâchez-moi le bras. Je veux parler à nos gens.

Le docteur s’étant retiré derrière lui, Arthur Lancelot éleva la voix.

Aussitôt tous les bruits cessèrent. Un silence religieux succéda à l’animation du travail.

– Mes enfants, dit le capitaine, hâtez-vous d’achever les réparations du Requin. Dans un mois un convoi anglais chargé de vivres passera dans le Saint-Laurent. Ne souffrez pas que le Caïman ait seul la gloire de s’en emparer !

Je m’absenterai pendant quelques semaines. J’espère qu’à mon retour, il sera terminé et que les Requins de l’Atlantique ne démentiront pas leur vieille réputation.

Dans un an, si j’en crois mes espérances, ils auront reconquis le territoire de leurs ancêtres et rebâti leurs demeures sur la belle terre d’Acadie.

Vive la France !

– Vive la France ! répondit unanimement la foule des ouvriers.

– Et vive le commandant du Requin ! ajouta le maître d’équipage.

Cinquante échos redirent aussitôt avec enthousiasme :

– Vive le commandant du Requin !

Lancelot reprit le bras du chirurgien et s’avança vers une jolie résidence entourée d’un jardin charmant, où croissaient mille fleurs agréables à la vue et à l’odorat.

En arrivant devant la porte il siffla.

Samson, le balafré, accourut au pas gymnastique.

– Oui, maître, dit-il, en saluant militairement.

– Selle deux chevaux.

– Oui, maître.

– Puis tu enverras au cutter, à la baie de la Chaloupe. Il faut le faire parer.

– Oui, maître.

– Tu manderas au lieutenant du Caïman de mettre à la voile et d’aller courir les bordées sur la côte, devant Halifax.

– Oui, maître.

– Dix minutes pour exécuter mes ordres.

– Oui, maître.

Samson vira méthodiquement sur les talons et disparut.

– Je vous recommande de nouveau le jeune homme, docteur, dit Lancelot au major. Il pourra se promener en votre compagnie seulement. Mais point de relation avec qui que ce soit. Qu’il ne vienne pas ici !

Le chirurgien sourit.

– Compris, dit-il.

– Et s’il vous parle de moi, continua le comte en rêvant, s’il vous parle de moi... vous... vous lui...

– Soyez tranquille, capitaine. Je me charge de le catéchiser secundum artem, capitaine, secundum artem.

– Quant à elle, je n’entends pas qu’on la rudoie ; cependant si elle tentait de s’évader... si elle cherchait à se rapprocher.

– Quelle idée puisqu’elle ignore...

– Je ne sais, mais un pressentiment... Ah ! c’est absurde ! – Voici Samson avec les chevaux. Au revoir, docteur ; n’oubliez pas mes instructions.

– Non, commandant ! mais vous avez tort d’entreprendre ce voyage ; vous ferez une rechute. Cave ne cadas ; cave ne cadas !

Ils échangèrent une poignée de main et le comte essaya de se mettre en selle. Sa faiblesse l’en empêcha. Il lui fallut recourir à l’assistance de Samson.

– Cave ne cadas ; cave ne cadas ! répétait le docteur Vif-Argent en rentrant dans la maison.

Arthur piqua son cheval qui partit au galop. Samson prit sa distance habituelle et suivit à la même allure.

À un mille du village, dans un vaste clairière entourée par une haie d’aubépine et de clématite, on voyait se dresser plusieurs croix de bois noir.

– Descends-moi, cria Lancelot en y arrivant.

Samson précipita la course de sa monture, mit pied à terre, saisit son maître dans ses bras robustes, et le déposa près du cimetière.

Le jeune homme se découvrit et pénétra dans le champ des morts.

Parmi les croix, on en remarquait deux plus élevées que les autres.

Sur l’une se lisait cette inscription en lettres blanches :